RIVER | Cry me a river

Elle est là, assise sur ce canapé, blafarde, à regarde ce psy dans le blanc des yeux. River commença-t-il de sa voix bienveillante Il faudrait que tu commences à me parler. C'est à ça que ça sert Ça faisait déjà plusieurs séances qu'elle restait là, silencieuse. Mais ce n'était pas contre lui. Aucun mot n'avait franchit ses lèvres depuis des jours, peut-être des semaines même, elle avait perdu la notion du temps. Elle était traumatisée. C'était pour ça qu'elle voyait ce psy. Elle l'avait entendu parler avec sa mère l'autre jour alors qu'elle patientait dans la salle d'attente. Si elle s'entêtait à rester silencieuse, il allait l'orienter vers un psychiatre et peut-être la faire interner quelques temps dans un établissement. River savait bien qu'elle devait lui parler mais elle bloquait. Alors en guise de communication, elle se contenta de hocher la tête. Il griffonna un truc sur son carnet. Elle ne parlait pas, mais elle essayait de communiquer. Bon, on va essayer comme ça d'accord. Je vais te poser des questions simples et tu me réponds par oui ou non, ça marche ? Elle hocha la tête. Est-ce que ça se passe bien en ce moment à la maison ? Une hésitation. Elle hoche timidement la tête puis hausse les épaules. Disons que... ça ne pouvait être que mieux qu'avant. Tu dors bien ? Elle secoua énergiquement la tête de gauche à droite. Comment pouvait-elle bien dormir ? Comment pouvait-elle dormir quand, chaque fois qu'elle fermait les yeux, elle voyait son père baignant dans une marre de sang ? Qu'elle entendait encore sa mère hurler ? Qu'elle voyait ses propres mains autour de cette batte de baseball qu'elle n'arrivait pas à lâcher, qu'elle serrait si fort qu'elle avait mal aux mains ? Comment trouver le sommeil quand on était responsable de la mort de son propre père ? Même s'il était violent. Même si la justice avait décrété la légitime défense. Tu fais des cauchemars ? Un hochement de tête. Chaque nuit. Quand c'était le sommeil qui la gagnait, elle refusait de s'endormir. Et quand elle essayait de dormir, elle n'y arrivait pas. Tu vois ton père ? Sa gorge se serre, sa mâchoire aussi et même ses poings. Elle le fixe, durement. Cette question était débile, il connaissait déjà la réponse. Le restant de la séance se passa ainsi. Des questions. Oui. Non. Refus de répondre. Quand sa mère la récupéra, ils furent tous trois aussi surpris de l'entendre répondre A jeudi.. d'une voix éraillée. Ces deux pauvres petits mots, sa mère en avait les larmes aux yeux.

River s'était remise à parler. Elle parlait peu. Le minimum, rien d'inutile. Mais elle était sortie de son mutisme. Sa mère en était aux anges et le psy était ravi à l'idée qu'ils allaient enfin pouvoir progresser. Est-ce que tu veux me parler de quand t'étais petite ? C'était un classique. Mais ils allaient bien devoir en parler pour comprendre comment tout avait pu virer au drame. Ma mère était une bonne mère. Et... en fait mon père était aussi parfois un bon père... il m'emmenait au sport, il venait me chercher aussi même s'il arrivait souvent en retard. Il y avait cette fois où elle l'avait attendu sur le parking pendant une heure. Les parents de ses copains avaient proposé de la ramener mais elle avait dit que son papa allait arriver... C'est lui qui t'avais inscrit au sport ? En fait la volonté de faire du sport était venue de River mais.. Nan c'est plutôt maman qui me poussait à farie des activités elle marqua une pause, réfléchissant soudainement à certaines choses En fait... elle faisait en sorte que je sois le moins souvent à la maison, je crois...  A l'époque, elle n'en avait pas conscience. Elle était juste contente de s'amuser, parce que le sport, elle trouvait ça trop cool. Tu te rappelles de la première fois qu'il a été violent ? Sur qui ? Sur elle ou sur sa mère ? De toute façon la réponse était la même Pas vraiment... C'que je sais, c'est que j'ai presque toujours vu ma mère porter des foulards et des manches longues, que je l'ai toujours vu me faire un énorme sourire et me donner des biscuits alors que je venais d'entendre une dispute. Je savais pas vraiment ce que ça voulait dire Ce n'était que des cris, du bruit, des histoires de grands auxquelles elle ne comprenait rien. J'ai toujours entendu ma mère dire qu'elle était maladroite quand je demandais pourquoi elle avait un bleu, un pansement, un bandage et... j'avais à peine dix ans quand j'ai commencé à faire pareil.. Avant ses cinq ans, elle avait déjà fait de multiples séjours aux urgences. Des blessures qui paraissaient sans gravité, que l'on pouvait imputer à la maladresse d'un enfant trop énergique qui se cogne, glisse, tombe. Quand il m'a poussé "accidentellement" dans l'escalier parce qu'il était énervé, j'ai expliqué que j'étais tombée en sport. Comme tout le monde savait que j'en faisais, ils m'ont crue Et elle avait répété ce schéma encore et encore. Comme le faisait sa mère. Sans comprendre qu'elle devait en parler. Ou plutôt sans oser le faire. Plus elle grandissait et plus elle prenait des coups. En partie parce que, plus elle grandissait, plus elle s'opposait à lui, plus elle essayait de défendre sa mère. L'année de mes treize ans, un poignet cassé, épaule démontée deux fois. Quatorze ans, une jambe cassée, une brûlure à l'huile bouillante et j'suis passée à travers une vitre... J'vais pas faire la liste des baffes, des bousculades, des insultes et des saloperies psychologiques... Plus le temps passait et plus il était violent, il se mettait à boire et c'était de pire en pire. Même pour les gens extérieurs à la famille, ça devenait difficile de croire que tout n'était qu'accidents. Son collège avait fait un signalement mais ça n'avait pas donné suite, il l'avait appris et c'était là que River était passée à travers la baie vitrée du salon. Elle continua de parler des mauvais traitements qu'elles subissaient. De cette fois où elle avait dû appeler les urgences pour sa mère qui avait perdu connaissance. De celle où elle avait louper l'école pour aller chez le dentiste faire remplacer sa dent. Des nombreuses fois où la vaisselle avait volé à travers la pièce. Des fois où il était sorti furieux en claquant la porte et que sa mère avait simplement rangé la pièce comme si de rien n'était. De la façon dont elle mentait à ses amis, à ses profs, au reste de la famille, aux voisins. La fin de la séance arrivait et ils n'étaient pas arrivés à ce qui l'avait amenée ici. Pour la première fois, elle était frustrée que ce soit terminé.

La dernière fois, on a beaucoup parlé de tes parents, j'aimerais qu'on parle de ce soir-là La dernière fois, elle était bien lancée mais là... elle avait beaucoup moins envie d'en parler. Mais ça lui ferait sans doute du bien de vider son sac. D'arrêter de tout garder à l'intérieur. Elle n'en avait parlé à personne. Sa mère était la seule personne à savoir ce qui s'était passé. Sa mère et le juge qui s'était occupé de l'affaire. Les infirmiers qui avait rapatrié le corps à la morgue aussi... Enfin bref personne de proche n'était au courant. Ils savaient seulement que Mr. Whitaker était décédé, qu'il avait eu un accident. J'suis rentrée un peu tard ce jour-là... Depuis dehors j'entendais déjà les cris. Quand j'suis rentrée, j'ai su tout de suite qu'il avait bu... A sa façon de parler ou plutôt de grogner, à son regard rempli de haine, bien avant de voir les morceaux de verre par terre qui avaient anciennement été une bouteille et un verre. Y'avait de la casse... les meubles déplacés, les chaises par terre, la vaisselle éclatée par terre, y'avait... elle déglutit. Les images revenaient tellement nettement dans sa tête, comme si la scène se déroulait sous ses yeux Y'avait des traces de sang sur le sol et quelques mètres plus loin, il était en train de la frapper. Elle avait le nez et la bouche en sang, elle le suppliait d'arrêter. River entendait encore sa voix emplie de terreur et de douleur, les gargouillis provoqué par le sang qui coulait dans sa gorge J'me suis jetée sur lui pour qu'il arrête mais il m'a envoyé valser dans le mur en deux secondes Faire du sport, c'était bien beau. Mais River n'avait jamais été un gros gabarit, elle était plutôt du genre poids plume alors avec son père qui faisait un mètre quatre-vingt et gaulé comme Bradley Cooper, elle ne faisait pas le poids. Elle était retournée à la charge mais tout ce qu'elle avait réussi à obtenir c'était d'attirer son attention. Du coup, c'est à elle qu'il s'était attaqué Il s'en est pris à moi alors ma mère a essayé de me défendre Elle avait tenté de l'assommer avec un vase mais ça ne l'avait pas sonné bien longtemps Alors... il s'est mis à l'étrangler, il était au-dessus d'elle et ... j'essayais de le frapper mais c'était comme si il sentait rien Le visage de sa mère commençait à virer au bleu. Sa propre douleur elle ne la sentait pas non plus. Elle n'avait appris que plus tard qu'elle avait eu une côte de fêlée dans cette bagarre. Je revenais du baseball alors ... j'ai attrapé la batte et je l'ai frappé à la tête de toutes mes forces. elle marqua un temps d'arrêt, elle tremblait Il est tombé Pendant quelques secondes, il avait régné un silence de mort, le temps que ses mains se décollent du coup de sa mère et qu'elle se remette à respirer. Le sang avait mis un moment avait de se répandre sur le sol puis elle avait eu l'impression que ça n'allait jamais s'arrêter. Sa mère avait hurlé, lui demandant ce qu'elle avait fait. River était figée, comme absente, loin de son propre corps, les yeux exorbités, les phalanges blanchies par la pression. Quand elle avait pu se relever, sa mère lui avait difficilement fait lâcher la batte et elle l'avait serré dans ses bras. Et après ça ? en état de choc, sa mère avait essayé de nettoyer le sol. River l'en avait empêché et elle s'était ressaisit juste assez pour appeler la police. Le temps que la police et les urgences arrivent, qu'ils prennent nos dépositions et tout ça... je suis resté plus de huit heures avec le sang de mon père sur le visage... elle avait encore le goût de son sang sur les lèvres quand le sang avait giclé. Ma mère a essayé de mentir à la police pour me protéger, en disant que c'était elle qui avait fait ça mais... ça concordait pas alors ils ont vite compris. Quand l'affaire a été portée devant la justice, ils ont vite conclu à la légitime défense et on a été tranquilles Juridiquement parlant, elles avaient été tranquille. Psychologiquement, c'était un autre délire... Elle baissa la tête Parfois je lui en veux A ta mère ? River hocha la tête Parfois lui en veux de pas être partie plus tôt, de pas nous avoir protégé avant que ça dérape à ce point mais au fond, elle savait qu'elle était juste terrifiée. Tu sais, tu lui as sauvé la vie à ta mère. Même si les circonstances sont terribles, tu peux au moins être fière de ça. Mouais.. facile à dire. Bien sûr qu'elle était contente de ça mais elle avait quinze ans et elle avait tué quelqu'un.

Est-ce que c'est un cinglé ? Pourquoi il vient vous voir ? Elle demandait ça à propos de ce gars qu'elle croisait presque à chaque fois qu'elle venait. Ce gars dont le père avait un peu trop sympathisé avec sa mère au cours de l'année écoulée. Tu es bien placée pour savoir que je ne peux pas répondre à cette question Ouais, certes mais quand même. Mais est-ce qu'il est dangereux ? Non parce qu'il a franchement une tête de psychopathe et j'ai suffisamment bouffé de type chelou dans ma famille pour mes dix prochaines vies Ça lui avait arraché un sourire mais ça n'était pas le cas pour Rive. Elle avait envisagé que sa mère refasse sa vie, évidemment... mais c'était trop tôt. River n'avait pas confiance. Oh il avait l'air bien sous tout rapport ce mec, mais à son père aussi on lui aurait donné le bon Dieu sans confession, or une fois la porte fermée... Depuis l'incident, River avait changé. Elle s'était un peu fermé au monde. Elle continuait à agir comme si de rien n'était pour ne pas avoir l'air de cette fille bizarre toujours toute seule mais quelque chose en elle était brisé. Quand elle était avec ses amis à la terrasse d'un café, qu'ils riaient tous, elle riait avec eux mais elle avait l'impression de ne pas y avoir sa place.C'est une bonne chose, non ? C'est ce que font les gens, ils refont leur vie, ils avancent River secoua vigoureusement la tête J'suis pas d'accord. Qu'elle se trouve quelqu'un ok mais là c'est trop rapide, j'ai pas confiance. A qui tu fais confiance ? River marqua un temps d'arrêt. A personne. J'veux juste protéger ma mère Si River s'était endurcie avec tout ça, elle avait la sensation que sa mère avait été encore plus fragilisée. Quand ils avaient emménagé tous les quatre, River ne s'était pas montré coopérative. Elle accordait à peine un regard à son nouveau beau-père et à son fils. La cohabitation se passe bien ? avait-il demandé après quelques semaines. River haussa les épaules Ça se passe pas mal en tout cas... mais elle n'était pas enjouée. Elle ne lui faisait toujours pas confiance et son "frère" était bizarre. Ok, elle aussi. Mais quand même. Pourtant au fil du temps, il avait réussi à apprivoiser River et ce n'était pas une mince affaire. Il avait réussi à la mettre en confiance, elle avait su se confier à lui. Bien sûr, elle se braquait parfois quand il faisait ses analyses de tout, elle le touchait à peine mais elle lui parlait. Nouvelle couleur de cheveux ? River passa une main dans ses cheveux blonds depuis quelques jours J'avais besoin de changement Ça te va plutôt bien  Ouais, elle aimait bien aussi. Elle avait eu besoin de changer de tête. Depuis que son demi-frère lui avait dit qu'elle lui plaisait et qu'il avait essayé de l'embrasser. Depuis surtout qu'elle s'était surprise à ne pas être claire dans ses propos. Elle l'avait repoussé ans lui dire clairement qu'il ne lui plaisait pas. Pourtant, c'était facile. Elle ne comprenait pas pourquoi elle était incapable de le dire. Elle l'avait esquivé pendant plusieurs semaine puis elle était revenue vers lui, ils avaient même fini par échanger un baiser. Ils n'auraient jamais dû. Ils étaient censés être de la même famille. C'est ce que leur parents leur rabâchait sans cesse depuis qu'ils vivaient ensemble. Ok, ils n'avaient pas de liens de sang mais au fond, ça ne changeait pas grand chose qu'ils en aient ou non. C'était interdit.

Ça fait longtemps qu'on ne s'est pas vus ! River esquissa un sourire. Ça faisait des années maintenant qu'elle avait espacé les séances jusqu'à ne plus venir du tout, sauf occasionnellement quand elle avait besoin de parler. Qu'est-ce que tu deviens ? Je danse au Secret Garden, j'passe me soirées avec trois kilos de maquillage sur la figure et j'retrouve des paillettes dans tout mon appartement. C'est amusant d'être sur scène, c'est.. un moment où je suis un peu en dehors du monde. On joue la comédie, on est quelqu'un d'autre Pendant les shows, elle n'était plus elle. Elle ne pensait plus à ses soucis, à sa solitude. Tu sembles heureuse, dis-moi ce qui t'amènes aujourd'hui C'était une bonne question finalement. Je sais pas trop.. j'crois que j'avais besoin de parler à quelqu'un qui sait déjà tout sur mon passé et qui va pas me trouver bizarre Il n'y avait que Klaus qui savait dans quelles circonstances était mort son père. Ce n'était pas le genre de trucs qu'on criait sur tous les toits C'est que... J'sais pas, y'a ce gars avec qui je couchais depuis quelques temps et... bah on était bien, c'était sans prise de tête. Sauf qu'il a commencé à s'attacher et il a voulu plus que juste du sexe. elle  marqua une pause, il écoutait J'ai flippé. J'me suis braqué. Je l'ai bloqué sur tous les réseaux sociaux et là ça doit faire deux ou trois semaines que je joue les fantômes Ce n'était pas la première fois qu'elle faisait ça. En fait, elle faisait ça presque à chaque fois. Ils étaient rares ceux avec qui elle avait tenté quelque chose mais sa peur de l'engagement était un sacré frein. Parfois... j'ai l'impression que j'arriverai jamais à avoir une vie normale. J'suis une jolie fille, j'suis loin d'être idiote, j'ai un travail que j'aime et qui rapporte, j'ai un appartement, j'devrais être plus heureuse que la majorité des gens Mais ? elle déglutit Mais après presque quinze ans, je suis toujours pas capable de faire une nuit complète sans prendre de cachets. Mais après tout ce temps, je continue à me sentir seule au milieu de la foule, à repousser tous les gens qui me veulent du bien, à tout exploser sur mon passage. Je sais pas être heureuse. Je sais que... faire semblant de l'être. C'est comme si... j'faisais presque toujours semblant. Mais si j'le faisais pas... je finirais par me noyer dans toute la rancœur dont j'arrive pas à me débarrasser. Je finirais par étouffer.