un diner de famille

Les repas de famille étaient toujours un peu délicats, surtout depuis quelques temps. Depuis que Swann avait changé de comportement, d’attitude. Et personne ne savait ce qui avait causé ce changement. Parfois, Aedan avait carrément l’impression de voir un fantôme, l’ombre de la jeune femme qu’était sa sœur. Il la voyait, mais il avait l’impression de voir quelqu’un d’autre, presque une coquille vide. Il n’était pas dupe et il n’était pas né de la dernière pluie. Il savait qu’il avait dû se passer quelque chose pour qu’elle change à ce point. Il ne voyait que cette explication. Néanmoins, il ignorait totalement de quoi il s’agissait et inutile de dire que ça le blessait. Swann et lui avaient toujours été proches, ils avaient pour habitude de tout se dire et du jour au lendemain, sa sœur avait pris ses distances. Au départ, il avait même cru avoir fait ou dit quelque chose qui aurait pu la blesser, mais il avait eu beau tourner et retourner la question dans tous les sens, il n’avait rien trouvé. Et les rares fois où il avait tenté d’aborder le sujet, elle s’était défilée. Il n’abandonnait toutefois pas. Un jour, il la ferait parler. Ce repas était aussi l’occasion de se revoir car avec son boulot, celui de Swann, sans parler de son attitude distante, ils se voyaient bien trop peu à son goût. Bien entendu, il savait que ce repas ne serait pas une partie de plaisir. Parce qu’il savait que son père allait encore parler de l’entreprise familiale à Swann et qu’il tenterait une nouvelle fois de la convaincre d’en prendre la tête le moment venu. Parfois, Aedan regrettait d’être adopté. Et d’avoir des parents aussi…traditionnels. Car techniquement, il était l’aîné. Mais comme il n’était pas leur fils biologique, il n’hériterait pas de l’entreprise. Pas qu’il en ait réellement envie. Il avait sa propre vie, son propre cabinet et il aimait son métier. Mais si reprendre l’entreprise familiale pouvait ôter ce poids des épaules de Swann, il le ferait volontiers. Oui, il serait capable de laisser tomber tout ce pour quoi il avait travaillé pour sa sœur. Mais ça n’arriverait pas, alors pourquoi y penser ?

Ce besoin d’être bien habillé, de bien se présenter en face de ses parents était tout de même étrange. Il aurait dû se rendre chez eux de façon décontractée, mais au lieu de ça, il avait mis un costume comme s’il allait travailler et il se sentait assez stressé. Il ne comprenait pas vraiment pourquoi. Après tout, il n’avait jamais eu de soucis avec eux et ils ne lui avaient jamais donné de raison d’être nerveux en leur présence. Était-ce à cause de la conversation inévitable autour de Swann ? Peut-être…Car il allait probablement prendre sa défense, ce qui ne plairait pas forcément à ses parents et surtout son père. Quoiqu’il en soit, il arriva au domicile familial avant sa sœur et fut accueilli par une mère souriante qui lui laissa à peine le temps d’entrer avant de le serrer dans ses bras. Son père était bien moins tactile et se contenta de le saluer d’un léger sourire et d’une petite tape sur l’épaule. En attendant Swann, ils avaient pris place au salon et Aedan leur raconta comment se passait son travail. Il se garda toutefois de leur dire qu’il s’était fait tatouer. Pas sûr qu’ils apprécieraient. Même s’il était assez grand pour faire ce qu’il voulait. Sa mère commençait à s’impatienter et essaya d’appeler Swann à plusieurs reprises. Et si elle ne venait pas, finalement ? Mais au bout d’une attente qui avait semblé presque interminable, la jeune femme fit enfin son entrée. « Sa Majesté daigne enfin faire son apparition ! » Il la taquinait, comme souvent. Il s’avança ensuite vers elle pour l’embrasser sur la joue, se retenant tant bien que mal de la prendre dans ses bras. Il savait qu’elle risquait de le repousser et il ne voulait pas la mettre mal à l’aise, même s’il voulait tellement comprendre ce qui lui arrivait.

« Content de te voir, petite sœur ! Et surtout…on va enfin pouvoir passer à table ! Je meurs de faim ! » Il sourit, essayant de rester naturel et de détendre l’atmosphère, mais ses parents n’avaient pas franchement l’air ravi. La ponctualité était importante, surtout pour leur père. Dans tous les cas, tout le monde prit donc place à table. Nul doute qu’un délicieux repas les attendait, préparé par leur mère qui adorait passer du temps aux fourneaux avant l’arrivée de ses enfants. Aedan s’installa à côté de Swann, histoire de pouvoir lui servir de soutien si besoin. « Comment tu vas ? On se voit bien trop peu, en ce moment. J’imagine que le boulot te demander beaucoup de temps. » Il admirait Swann. Il admirait la voie qu’elle avait choisie. Faire médecine n’était pas donné à tout le monde. Et il aurait aimé que leurs parents s’en rendent compte, qu’ils soient fiers de leur fille. Il aurait aimé que leur père arrête de vouloir l’obliger à reprendre l’entreprise familiale.

Aedan ne comprenait vraiment plus sa sœur depuis quelques temps et ça le peinait autant que ça le frustrait. Il n’avait toutefois pas abandonné l’espoir qu’un jour, il pourrait lui parler vraiment, qu’un jour, il saurait enfin ce qui la tracassait et ce qui avait causé ce changement radical en elle. Il ne voulait pas la brusquer ni la forcer à parler, mais ça le rendait presque fou d’inquiétude, parfois. Et puis, il y avait aussi le sentiment qu’elle ne lui faisait plus assez confiance pour tout lui raconter, comme elle le faisait par le passé. Il espérait que ce dîner permettrait de briser une partie de cette carapace qu’elle semblait avoir érigé autour d’elle. Même si le cadre ne se prêtait pas forcément à des confidences. Mais après…lorsqu’ils quitteraient leurs parents et la maison, il comptait bien la prendre à part et la questionner. Gentiment. Le but n’était pas qu’elle se braque encore plus. Il espérait qu’elle savait qu’il était là pour elle, qu’elle pouvait compter sur lui. Elle pourrait, de toute manière, compter sur lui pour faire face à leurs parents et surtout à leur père et son incessante volonté de vouloir que Swann reprenne l’entreprise familiale. Lorsque Swann arriva, en retard, Aedan la salua comme à son habitude, avec une petite bise. Il avait bien remarqué qu’elle s’était figée, ce qui lui fit hausser un sourcil. « Détends-toi, p’tite sœur. C’est pas comme si je t’avais électrocutée ou je ne sais pas quoi ! » Il plaisantait, mais au fond, il était toujours aussi inquiet. Surtout parce qu’en plus d’être devenue bien plus distante, elle ne semblait que rarement le regarder dans les yeux. Comme si elle avait quelque chose à cacher.

En attendant, il préférait plaisanter un peu avec elle, lui parlant comme si elle était une reine. Sa réponse le fit sourire. Au moins, elle était prête à faire un peu d’humour avec lui. Il lâcha un petit rire en guise de réponse avant qu’ils n’aillent s’installer. Il questionna Swann sur son travail, mais sa réponse le laissa pantois. « Qu’est-ce que tu racontes ? Je t’ai demandé comment ça allait au boulot. Pourquoi tu me parles de mon poids ? » Il haussa un sourcil avant de sourire bêtement. « Tu trouves ? Je fais de la muscu plusieurs fois par semaine, pourtant ! Tu dis ça parce que tu ne m’as pas vu torse nu ! » A ces mots, il entendit leur mère se racler la gorge. Ben quoi ? Ils étaient frère et sœur, il n’avait pas de honte à se montrer torse nu devant elle. « Bah…pas grand-chose, tu sais. La routine. Oh, si ! J’ai un scoop qui ravira sans doute tout le monde ! » Il sourit jusqu’aux oreilles, espérant que cette nouvelle retarderait un peu la leçon de morale à laquelle Swann finirait inévitablement droit. « L’ancien président, Cameron Wright…travaille avec moi ! Vous vous rendez compte ? Il aurait pu choisir un grand cabinet de renom, mais il a choisi le mien. Grâce à lui, je vais probablement gagner pas mal de nouveaux clients. » Ce n’était pas rien de travailler aux côtés d’un ancien président des Etats-Unis ! Ses parents semblaient surpris, mais ça s’arrêta là. Manifestement, la vie d’Aedan ne les intéressait pas à cet instant. Le jeune homme soupira doucement, alors que leur mère commença à servir à manger. Leur père n’avait encore rien dit, mais le regard qu’il lançait à Swann en disait long sur ce qu’il pensait. Aedan se pencha vers l’oreille de sa sœur pour lui chuchoter quelques mots. « J’ai un autre scoop, mais je te le dirai plus tard. Les parents pèteraient un câble s’ils savaient. » Cette fois, ce fut leur père qui se racla la gorge pour l’interrompre. De quoi parlait-il au fait ? De son nouveau – et premier – tatouage, évidemment. Nul doute que ses parents n’approuveraient pas.

Aedan espérait vraiment que ce dîner lui permettrait de se rapprocher de sa sœur et d’en savoir un peu plus sur ce mal qui semblait la ronger. Même s’il ne se faisait pas trop d’illusions. Et ça le peinait grandement, même s’il ne le montrait pas. Mais pourrait-il continuer comme ça encore longtemps ? Rien n’était moins sûr. Faire l’autruche n’avait jamais été son truc. Il préférait aller droit au but et faire face aux problèmes, quels qu’ils soient, plutôt que d’essayer de les oublier et de se cacher devant. Il commença par l’interroger sur son travail. C’était un sujet banal et pas trop personnel. Ça permettrait peut-être de briser un peu la glace. D’ailleurs, les mots de Swann le firent aussitôt sourire et on pouvait aisément lire la fierté dans ses yeux. Contrairement à leurs parents. « Oh, c’est vrai ? C’est génial ! Félicitations ! Mais j’étais persuadé que tu allais tout déchirer. Tu n’es pas ma sœur pour rien ! » Il avait envie de la prendre dans ses bras pour la féliciter et manifester sa joie, mais il se retint au vu de sa réaction de tout à l’heure. Réaction qu’il ne comprenait pas et qui lui faisait mal au fond. Oui, ça lui faisait mal de savoir que quelque chose n’allait pas et de ne rien pouvoir faire. Ça lui faisait mal que sa sœur se soit éloignée de la sorte du jour au lendemain et sans la moindre explication. Mais il ne disait rien. Il encaissait. Jusqu’au moment où il n’en pourrait plus et où tout sortirait. Il se tourna alors vers ses parents et surtout son père. « N’êtes-vous donc pas fier de Swann ? Elle est douée dans ce qu’elle fait, elle fait partie des meilleurs. Peut-être que plus tard, elle deviendra une chirurgienne reconnue. » Pour toute réponse, sa mère leva les yeux au ciel tandis que son père l’incendia du regard avant de prendre la parole. « Arrête de l’encourager. Elle va finir par croire qu’elle pourra faire ça toute sa vie. » Aedan soupira. Il ne comprenait pas pourquoi ses parents s’obstinaient à ce point. Ils devraient être fiers de leur fille, fiers de ce qu’elle était en train d’accomplir. Et puis, médecin, chirurgien, c’était un métier prestigieux. Du moins, aux yeux d’Aedan.

Puis, le jeune homme annonça fièrement qu’il travaillait avec l’ancien président. Les mots de sa sœur lui firent chaud au cœur. Contrairement à ses parents qui semblaient n’en avoir rien à faire. C’était terriblement frustrant. Il avait ensuite confié à Swann qu’il avait quelque chose à lui dire et évidemment, elle insista pour qu’il le dise maintenant. Aedan ne voulait pas vraiment parler de son tatouage devant les parents, mais voyant que son père s’apprêtait à faire une autre réflexion à la jeune femme, il prit sur lui et se lança. « Je me suis fait tatouer. » Là, on aurait dit que le monde venait de s’écrouler. Le visage de ses parents se décomposa instantanément, puis son père se leva en hurlant. « Tu as perdu l’esprit ?! D’abord ta sœur qui refuse de reprendre l’entreprise et maintenant toi qui nous fais honte en te mutilant ?! » Aedan soupira et leva les yeux au ciel. « Ce n’est pas de la mutilation, c’est de l’art. Et ce n’est pas comme si je m’étais fait tatouer une tête de mort ou je ne sais quoi. C’est en lien avec mon métier. Je peux vous montrer… » « Hors de question ! Si c’est pour déshonorer la famille, tu peux t’en aller. Je refuse de dîner en compagnie d’un ingrat comme toi ! » La mère d’Aedan tenta enfin de calmer son mari tandis que le jeune homme était tout de même pas mal choqué. Il s’était attendu à des remontrances, mais pas à ce point. « Quand cesserez-vous de vivre au Moyen Âge ?! » Le voilà qui commençait à s’énerver à son tour. Alors, il préféra quitter la table. Non sans se tourner vers Swann. « Viens. On n’a plus rien à faire ici. On mangera chez moi ou en chemin. » Il savait très bien que s’il s’en allait et que Swann restait là, leur père n’allait pas la lâcher.