Unless they paying your bills, pay them bitches no mind | ft. Aedan

C’est pas fondamentalement comme ça que t’avais envisagé de passer ta soirée. Ton objectif était simplement de rentrer chez toi, prendre une bonne douche, te commander du chinois, et chiller devant Netflix avant d’aller, pour une fois, te coucher tôt. En profiter pour te vider la tête et te délester du stress du quotidien. Mais évidemment, c'eût été trop beau. Il fallait qu’un connard homophobe vienne ruiner ta rare soirée de repos. T’étais en train de t’en griller une, sans rien demander à personne, et un abruti se met à t’insulter.  En soi, rien de très grave, mais tu sais d’expérience que ça peut vite dégénérer, et l’expérience en question étant relativement récente, tu es tout sauf rassuré. T’as fuis Boston pour te remettre d’une agression, c’est pas pour que la même chose arrive à Washington. Ou alors c’est que t’as vraiment fait quelque chose pour offenser les dieux et que le karma a bien l’intention de te botter le cul.

Du coin de l'œil, tu crois remarquer du mouvement un peu plus loin dans la rue. Avec un peu de chance, tes prières ont été exaucées et le passage inopiné d’un inconnu te permettra d’esquiver de cette situation épineuse. Tu ne t’attendais pas, cependant, à ce que le nouveau venu intervienne. En général, quand confronté à une situation telle que celle-ci, la majorité des gens ont tendance à faire comme s’ils n’avaient rien vu ni rien entendu, et poursuivent leur chemin comme si de rien était. C’est une réaction somme toute assez compréhensible, bien que définitivement lâche. La dernière fois, plusieurs personnes avaient choisi de détourner le regard plutôt que de te porter secours, et bien que tu ne sois pas quelqu’un de particulièrement rancunier, tu leur en veux. Parce que tu as dû attendre que tes agresseurs se lassent de te taper dessus pour que quelqu’un vienne voir si tu avais besoin d’aide. Et que ton séjour à l’hôpital et tous les doutes et toutes les remises en questions qui ont suivi aurait pu être évité si une seule personne avait eu le courage d’intervenir, ou au moins de prévenir la police. Tu as fini par t’en remettre, plus ou moins, mais tu en as gardé un certain manque de foi envers les humains en général.

C’est pourquoi l’intervention du jeune homme qui s’approche de toi est à la fois inattendue, et entièrement bienvenue. Tu le regardes traverser la rue, et lorsqu’il s’adresse à toi comme si vous étiez des vieux copains, tu ne mets que quelques secondes à comprendre sa stratégie. Et à embrayer. “Hey ! Non, t’inquiète, pas de soucis !” Tu parles fort, un peu, histoire que le gars en face entende. Et avec un peu de chance comprenne qu’il est temps pour lui de lâcher l’affaire. Tu n’hésites pas une seconde à suivre ton sauveur, et tu ne peux t’empêcher de ricaner un peu en le voyant faire un doigt au type. “Je dis pas non, j’crois qu’un petit remontant ne me fera pas de mal …” T’es pas un grand consommateur d’alcool, mais en l’occurrence, tu en as besoin. Un dernier regard en arrière te confirme que l’autre type est resté planté sur le trottoir à essayer de hurler ses insultes, mais vous êtes déjà trop loin pour les entendre. “Merci de m’avoir sorti de là, je commençais à croire qu’il ne s'arrêterait jamais !” T’as beau afficher un franc sourire, à l’intérieur, tu fais pas le malin. Ca t’agace un peu de savoir que ton premier réflexe face à des insultes maintenant c’est de figer et de ne pas savoir quoi faire. T’as beau savoir que c’est normal, ça te gêne. “Au fait, moi c’est Charlie.” Autant lancer les présentations tout de suite, sinon tu vas passer la soirée à l’appeler ton “sauveur” ou ton “ange gardien”, et ça le fait moyen.

Maintenant que t’es loin du gars et de ses insultes, et que tu sais que tu ne risques plus rien, tu sens tes épaules se détendre, et tu réalises à quel point la situation t’as crispé sans même que tu ne t’en rendes compte. Tu aimerais croire qu’un jour, tu arriveras à un point où ce genre d’évènements ne t’affecteront plus, ou du moins pas autant, mais tu n’arrives pas à imaginer ce jour. Tu aurais besoin d’aide, sans doute, mais t’es pas prêt à l’accepter. En attendant, t’as juste à espérer que de telles situations ne se reproduiront pas trop souvent, et que si ça arrive, de bons samaritains viendront te porter secours, comme aujourd’hui. Ton sauveur finit par ôter son bras de tes épaules, n’ayant plus besoin de faire semblant pour l’autre sale type, et exprime son envie de lui mettre un poing dans la tronche. Tu ne peux que lui donner raison, même si t’es pas fondamentalement une personne violente.  “T’as raison, un type comme ça, ça vaut pas une garde à vue. Crois-moi, j’ai testé.” Parce que ça fait aussi partie des risques du métier de drag queen. T’as déjà été arrêté, sans raison valable. Parce que t’étais au mauvais endroit au mauvais moment, en drag, et que bien sûr, une drag queen c’est forcément suspect. Ca t’es arrivé deux fois, à Boston, et les deux fois ils t’ont relâché après t’avoir gardé quelques heures juste pour le plaisir.

Tu le suis dans le bar auquel il t’as mené. Un endroit somme toute sympathique, rempli mais pas bondé, du bruit, sans pour autant qu’il soit impossible de s’entendre. Tu commandes une bière, comme Aedan. T’es pas très alcool de manière générale, mais là, tu peux te le permettre. Tu travailles pas ce soir et tu viens de passer un mauvais moment, tu l’as bien mérité, ta bière. “Yup, je bosse au Ruby’s. D’où la tronche improbable que j’ai en ce moment.” Parce que oui, du coup, c’est toujours couvert de maquillage, et soyons franc, un homme, au crâne rasé, maquillé à la truelle, c’est pas fondamentalement un style très courant dans les rues de Washington. Mais ça fait longtemps que t’as dépassé le stade de la honte sur ce genre de sujets. T’en as plus rien à faire, sauf quand quelqu’un s’en prend à toi à cause de ça. Mais c’est pas pour autant que tu vas arrêter. “Et toi, tu bosses dans quoi ?” Si pour toi c’était facile de deviner, pour lui, t’as pas vraiment d’indice qui puisse indiquer sa profession. “Oh non, t’inquiète pas, j’avais justement la soirée de libre pour une fois. Mon seul rendez-vous était avec mon canapé, mais je pense qu’il me pardonnera si je lui pose un lapin.” Dans le fond, ton plan était de passer une soirée tranquille à te détendre, alors que ce soit sur ton canapé devant Netflix ou autour d’une bière à faire connaissance avec quelqu’un, peu importe. Le seul truc que tu regrettes c’est de pas encore avoir pu prendre de douche, parce que tu te sens assez dégueulasse. “Et toi, t’avais un plan ou tu te baladais juste comme ça ?” Le club n’étant pas situé dans un des plus beaux endroits de la ville, les gens qui passent dans la rue sont rarement là juste pour prendre l’air et admirer le paysage. “Ouais, ça arrive encore trop souvent à mon goût … Encore, la plupart du temps c’est juste des insultes, comme aujourd’hui, ce qui est désagréable, mais on survit. Parfois ça devient physique et là, crois moi, c’est beaucoup moins drôle.” Évidemment, tu penses bien qu’il s’en doute, mais tu sais aussi que beaucoup de gens ne réalisent pas à quel point ce genre de violence est une crainte au quotidien pour les gens dans ton domaine d’activité. “Au moins parfois y’a des gens comme toi qui viennent à notre défense, mais c’est malheureusement bien trop rare.” Et c’est peu de le dire. Tu peux le comprendre, en soi, c’est pas forcément facile de s’impliquer dans une situation potentiellement violente et dangereuse, mais est-ce que c’est mieux de laisser quelqu’un d’autre se démerder seul face à ce même danger … Le débat est ouvert.

Cette soirée aura définitivement ce qu’on peut appeler un ascenseur émotionnel. T’es parti du contentement d’une bonne répétition au stress d’une agression verbale, pour en arriver à prendre un verre avec un type bien sympathique dans un bar. “Oh t’inquiète pas pour ça, c’est pas grave. J’aurais dû le faire au club, mais j’ai eu la flemme.” C’est d’ailleurs probablement ce qui t’as valu toute cette histoire. Sans le maquillage, tu te serais sûrement complètement fondu dans le paysage, et l’autre gars t’aurait pas pris à partie. “Je suis sur scène quasiment tous les soirs en fait. Ce soir est un de mes rares soirs off. Mais ça me ferait plaisir que tu viennes un de ces jours !” C’est relativement rare que des gens que tu connais viennent à tes shows, ce qui n’est d’ailleurs pas forcément un mal. C’est d’autant plus vrai ici que tu ne connais finalement que peu de monde à Washington. Même si maintenant que tu es bien installé et que tu prends tes marques, tu rencontres de plus en plus de monde. Comme ce soir, par exemple. “Oh merci ! Je vais garder ça bien précieusement, on sait jamais !” Évidemment, si tu pouvais éviter d’en avoir besoin, ça serait l’idéal, mais te connaissant, toi et ta malchance, les chances que ça s’avère très utile dans le futur sont relativement élevées.

“Oh, t’en fais pas trop pour lui, il a probablement passé la journée avec mon coloc avachi dessus, il est pas trop à plaindre. Un peu de temps pour lui lui fera sans doute du bien.” Coloc qui est probablement encore sur ledit canapé, bien que plus pour très longtemps. C’est aussi une des raisons qui font que tu avais hâte de rentrer chez toi ce soir : profiter un peu de l’appart tout seul. Non pas que tu n’apprécie pas Joakim, bien au contraire, mais comme vous avez des horaires relativement similaires, vous passez souvent vos journées ensemble à l’appart. “Un très bon plan ça ! Tu bosses depuis ce matin ? En effet, ça fait de sacrées journées. Je sais même plus ce que ça fait de travailler en journée …” Ca fait quelque chose comme cinq ans maintenant que tu es drag queen à temps plein, ce qui signifie qu’en dehors de quelques éventuels photoshoot et autres événements ponctuels, tu ne travailles que les soirs. Enfin, tu travailles un peu chez toi aussi, à fabriquer tes tenues et préparer tes perruques, mais tu ne comptes pas vraiment ça comme une journée de travail.

“Ouais, l’an dernier, quand je vivais encore à Boston. Trois abrutis, visiblement pas frais, à qui ma tronche devait pas revenir …” Tu t’étends pas plus que ça, ce n'est pas un très bon souvenir. D’autant que les trois mecs en question ont jamais été retrouvés, ils se sont fait la malle bien avant que qui que ce soit ne se pointe. T’aurais aimé ça, qu’ils soient punis pour ça, ne serait-ce que pour le symbole, mais tu sais pertinemment que même en sachant qui ils étaient, ils auraient pu s’en sortir. Les crimes homophobes ne sont malheureusement pas, encore aujourd’hui, pris autant au sérieux qu’ils le devraient. “Bonne question … Mais t’sais, y’a des gens qu’on pas vraiment besoin de raison pour haïr tout le monde, surtout ceux qui sont pas comme eux.” Courageux … Ce n’est pas forcément un terme que tu utiliserais pour te décrire, vu que tu ne t’es jamais senti particulièrement courageux face à ce genre de situations. Mais tu peux voir comment ça peut donner cette impression, vu de l’extérieur. “Merci … C’est pas comme si j’avais vraiment le choix en vrai, mais c’est sûr que je m’en passerais bien.”

“A notre rencontre !” Tu répètes le toast avec entrain. T’es véritablement content d’être tombé sur un type aussi sympa, avec qui la discussion est aussi facile. Discussion qui dévie d’ailleurs vers des sujets plus agréables. “Ouais, ça commence à faire un moment. J’ai commencé le drag au début de la fac, donc ça fait dix-sept ans. Mais ça ne fait que quelques années que je fais ça à temps plein.” Meilleure décision de ta vie, d’ailleurs. Les jobs alimentaires, c’était bien tant que c’était nécessaire, mais c’était un calvaire de se lever le matin pour aller faire des trucs qui ne t’intéressaient absolument pas. “Ah clairement, c’est pas un truc que tu fais pour l’argent, c’est pas bien bien payant. C’est difficile d’expliquer vraiment ce que j’aime là dedans. Disons que c’est une manière d’exprimer une certaine part de ma personnalité que je ne peux pas forcément afficher dans ma vie de tous les jours.” C’est compliqué d’exprimer ce que représente le drag pour toi, parce que ça touche à quelque chose que tout le monde ne ressent pas forcément. Cette dualité masculin/féminin en toi et ce besoin de laisser sortir une autre facette de toi-même. C’est une passion, certes, mais c’est vital, aussi, pour toi. “Et toi alors ? C’est pas trop galère comme boulot, ça, avocat ? T’es spécialisé dans un domaine en particulier ?” T’y connais tellement rien au monde du droit, en dehors de ce que t’as pu voir à la télé, ça t'intrigue de savoir qu’il y a des gens qui ont choisi cette voie qui toi te paraît tellement … peu attractive.

“Clairement ! Particulièrement dans la mienne d’ailleurs !” Enfin, t’exagères. T’es quelqu’un de bosseur en soi, t’es très impliqué dans ton métier, mais quand t’as tout de même des poussées de flemme occasionnelles qui sont assez velues. Là, en l’occurrence c’était autant la flemme que la hâte de rentrer chez toi, mais dans tous les cas, le résultat reste le même. “Ouais, pas mal. Enfin, démaquillé en soi ça peut aller assez vite, c’est juste que ça en fout absolument partout, du coup j’aime bien faire ça sous la douche directement. Mais ouais, se maquiller, si j’suis pressée j’peux faire ça en quarante-cinq minutes, mais la plupart du temps ça part plutôt sur le double.” Et encore, ton maquillage n'est pas non plus le plus élaboré. Mais t’aimes bien prendre ton temps plutôt que de faire ça à la va vite. T’assurer que tout est bien en place, et surtout que tout tiendra bien en place malgré la chaleur du club et la sueur qui va en découler. “Cool ! J’espère que ça te plaira !” T’aimes toujours avoir des retours extérieurs sur tes shows aussi, c’est le meilleur moyen de t’améliorer. Et si t’as souvent des avis d’habitués, t’aime bien avoir aussi ceux des nouveaux dans cet univers, leur regard sur tout ça étant complètement différent.

“Ah ouais en effet, ça a l’air bien chargé ! J’crois que je pourrais pas tenir un rythme comme ça la journée, c’est vraiment pas mon truc … Mais si ça te plait, c’est l’essentiel” Surtout que dans l’absolu, en terme de rythme certains soirs t’es pas mal non plus. Mais t’aimes tellement ce que tu fais que tu vois pas le temps passer, t’imagines que pour lui ça doit être pareil. L’avantage d’un emploi comme ceux là, c’est que t’as pas le temps de penser à tes problèmes. Tu pourrais pas être dans un boulot rangé, mais encore moins dans un boulot où y’a pas grand chose. Passer la journée à attendre, libre de gamberger, très peu pour toi. Tu fais déjà ça suffisamment quand t’es chez toi, pas la peine d’en rajouter.

Tu souris. Il a la même réaction qu'à peu près tous ceux à qui tu as déjà mentionné ta mésaventure. Et ça correspond assez bien à ce que tu ressentirais si quelqu’un te racontais quelque chose comme ça. “Ouais comme on dit, ‘la violence n’est pas la solution’ … Mais ça ferait sans doute beaucoup de bien sur le coup, je te l’accorde.” T’es pas quelqu’un de violent à la base. T’es assez sportif, et tu sais plus ou moins te défendre. Du moins, tu savais, vu que maintenant t’as plus tendance à freezer qu’autre chose. Faut dire aussi que t’as toujours un peu la crainte qu’un agresseur seul finisse par rameuter des copains et que tu te retrouve de nouveau seul face à trois costauds. “Frustrés et lâches. Faut être lâche pour passer ses frustrations sur les autres … Surtout à trois contre un.” Quand il mentionne avoir aussi connu des choses similaires, tu comprends vite ce qu’il veut dire. Le racisme et la xénophobie, c’est un fléau similaire à l’homophobie, et malheureusement encore tout aussi répandu. Et t’as bien trop souvent été témoin du mélange des deux à l’égard de certains de tes collègues qui en plus d’être gay et drag queen sont des personnes de couleurs. En général, tu interviens si tu le peux, mais malheureusement, ça n’a pas souvent beaucoup d’effet.

Lorsqu’il fait remarquer que ça fait longtemps que tu exerces ton métier, tu prends un air faussement vexé. “Dit tout de suite que je suis vieux !” Tu dis ça en rigolant, évidemment. C’est vrai qu’en y pensant bien, ça commence à faire un moment. Mais c’est vrai que t’es chanceux. “Oui, c’est clair. C’était pas simple, mais j’me voyais pas faire autre chose à temps plein, je suis content d’avoir pu y arriver. En espérant que ça dure.” Le monde du spectacle vivant, surtout aussi spécifique, est un domaine instable, et tes revenus dépendent littéralement de l’appréciation du public à ton égard. C’est tellement facile de tout perdre dans ce business, que tu en profites un max tant que tu peux. Tu l’écoutes ensuite parler de son métier à lui, et ça te rassures un peu de savoir qu’il n’est pas un de ces avocats véreux dont on entends souvent parler. “Oh c’est chouette, ça change un peu de tous ces avocats super médiatisés prêts à défendre n’importe qui pour peu que ça les fasse passer à la télé.” C’est un peu l’image que tu te fais généralement des avocats, et ce qu’Aedan dit semble confirmer que ce n’est pas toujours qu’une idée reçue. Malheureusement. “T’inquiète, tu ne m'ennuies pas, au contraire. C’est toujours sympa de découvrir des univers différents du mien.” Et pour le coup, plus opposés que vos deux mondes, y’a pas.

Sa question suivante te surprend un peu et te fait sourire. “Oh oui, j’aime beaucoup les animaux. Enfin, j’suis pas fan des araignées, mais à part ça, oui. J’ai un lézard, d’ailleurs. Et toi ? J’imagine que si tu demandes c’est pas parce que tu les détestes ?” Tu parles d’un changement de sujet, en tout cas. Mais si ça te permet de raconter la vie de Trish en long, en large, et en travers, ça te va parfaitement. T’en parles tellement souvent à tes amis qu’ils en ont marre, t’es content d’avoir trouvé une nouvelle cible pour exprimer tout ton amour pour ce petit reptile.

“C’est sûr que la patience est essentielle, mais pour dire vrai, j’aime bien ce moment, je fais ça tellement souvent que j’ai pas besoin de réfléchir à ce que je fais, du coup ça me fait un moment pour faire le vide, me poser, me concentrer … C’est finalement plutôt agréable.” A tes débuts, tu détestais ça, te maquiller. Tu aimais le résultat, bien sûr, mais le processus pour y arriver, c’était toujours une épreuve. Parce que t’étais objectivement pas très doué, parce que ça te prenait des heures et que t’avais l’impression de perdre ton temps … Maintenant que tu maîtrises ta technique, que tu sais ce que tu fais, tu as appris à aimer ces moments où tu peux être complètement seul avec toi-même. C’est dans ces moments là que tu fais le point, que tu prends des décisions, que tu te recentre. “Clairement, avec le maquillage j’ai vraiment l’impression d’être quelqu’un d’autre …” Et de fait, tu deviens quelqu’un d’autre. Un personnage, un alter ego, qui te permet d’exprimer des choses que tu es incapable d’exprimer autrement. Certains le font par la peinture, ou la musique, toi c’est par le drag. Tu souris lorsqu’il parle de ton apparence sans maquillage. C’est une curiosité naturelle et qui revient chez beaucoup de gens, même si pour toi cela revient un peu à briser la magie. D’autant que tu ne te trouves pas particulièrement intéressant. “Oh, c’est rien de bien fascinant en dessous, juste un mec lambda, au physique assez banal, et chauve.” C’est comme ça que tu te vois, en tout cas. Tu peux pas dire que t’es moche, loin de là, mais t’es pas particulièrement canon, t’as rien de très particulier … T’es normal. Et c’est pas forcément quelque chose qui te plait vraiment, être normal.

Tu souris devant l’enthousiasme de ton nouvel ami à l’idée de venir à un de tes shows. C’est toujours agréable de voir de nouvelles personnes s’intéresser à l’art du drag. Même si c’est vrai que de manière générale ces dernières années, tu as pu constaté un regain d’intérêt pour ce type de divertissement, notamment depuis l'apparition d’une certaine émission de télé-réalité. Il y a eu une recrudescence de nouvelles drag queens aussi, même si toutes ne parviennent pas à s’adapter au rythme que cela implique, surtout quand il faut avoir un autre job à côté. “C’est sûr, le corps s’adapte vite au rythme de nuit. Les rares fois où je peux aller me coucher plus tôt, je suis incapable de m’endormir. Mais c’était plus galère à l’époque où j’avais aussi un travail alimentaire la journée ...” C’était littéralement l’enfer, cette époque, mais heureusement c’est maintenant loin derrière.

“Tu m’étonnes ! En même temps, j’imagine qu’il y a parfois de quoi être frustré …” De toute façon, soyons honnêtes, tous les métiers sont propices à causer un certain nombre de frustration, mais il te paraît logique qu’avocat puisse être un emploi particulièrement frustrant. Mais Aedan semble avoir trouvé un exutoire efficace, qui est par ailleurs le même que toi. “J’adore ça ! J’ai fait de la gym pendant très longtemps, maintenant je me contente d’aller à la salle régulièrement et de faire du yoga, histoire de m’entretenir. Et comme toi, ça me sert aussi beaucoup à me défouler et me détendre.” S’il y a bien une chose dont tu ne pourrais jamais te passer, c’est bien le sport. T’as commencé à en faire à l’âge de trois et t’as jamais cessé depuis. C’est ce qui t’entretiens, et te permet de ne pas avoir l’air d’un septuagénaire. “Ah, t’étais pas loin, j’ai pile la moitié” Et pour le coup, tu les fais. T’as toujours fait ton âge, ni plus ni moins. Le maquillage reste ton seul moyen de tricher.

La conversation quitte ensuite le sport pour en revenir au métier de ton interlocuteur. Il te promet de ne jamais devenir un avocat véreux, et si t’avais pas trop de doute sur son intégrité, c’est toujours bon à savoir. La discussion dévie rapidement à nouveau, en direction des animaux domestiques cette fois. Aedan semble apprécier les araignées à peu près autant que toi, ce qui fait de lui quelqu’un de normal. “Une de mes collègues … Me demande pas ce qui se passe dans sa tête, mais elle a au moins trois mygales domestiques …” Tu frissonnes rien que d’y penser. Une chose est sûre, jamais tu ne mettras les pieds chez elle. Comme tu ne peux évidemment pas t’empêcher de mentionner ton animal de compagnie, tu te retrouves à sortir ton téléphone de ta poche afin de faire étalage de toute sa beauté. “Elle s’appelle Trish ! Et bien sûr que j’ai une photo, j’ai même quasiment que ça dans mon téléphone !” Et c’est la stricte vérité. D’ailleurs, il ne te faut que quelques secondes pour trouver la photo que tu cherches et la lui montrer. “Elle est belle hein ?” Tu n’accepteras évidemment aucune réponse négative à cette question. Aedan sort lui aussi son portable et te montre la photo d’une adorable boule de poil. “Oooh, il est trop mignoooon ! On avait un chat quand j’étais petit, une vraie terreur … Mais adorable !”

“Exactement ! L’essentiel c’est de trouver ce qui nous convient, histoire de pouvoir se détendre un peu, sinon c’est l’enfer.” T’as eu quelques périodes durant lesquelles t’as pas pu te dépenser autant que d’habitude, notamment les grosses périodes d’examen à la fac, ou encore juste après ton agression, et t’as eu beaucoup de mal à gérer ces moments-là. T’avais la sensation d’être enfermé dans ta propre tête, t’arrivais pas à évacuer le négatif, et ça t’as mine de rien pas mal plombé. Au moins aujourd’hui t’as le drag, qui est pour toi un autre moyen de te libérer de beaucoup de choses, en te cachant derrière un personnage. Ce qu’Aedan te dit trouver fascinant. C’est une des réactions que tu vois le plus quand tu parles de ton métier aux gens. La plupart du temps, ils sont soit absolument choqués et horrifiés que tu fasses ça (ce qui te permets de savoir très vite qu’ils n’auront aucune place dans ta vie), soit ils sont complètement fascinés et te posent mille et une questions. Il arrive cependant, mais très rarement, que la personne ne présente aucun jugement de valeur sur ton choix de carrière, mais n’ai absolument aucun intérêt non plus pour celui-ci. C’est rare, mais ça arrive, et tu le respectes. Du moment qu’on te juge pas, le reste, tu t’en fous. D’ailleurs, quand on te juge tu t’en fous un peu aussi. Ça ne sert à rien de se torturer l’esprit pour des cons. Tu souries franchement en le voyant rire à ta description de toi-même. Il faut dire que ça a de quoi surprendre. Et encore, il n'a rien vu. Parce que l’air de rien, tu passe de la blonde aux cheveux longs, aux formes généreuses et au maquillage épais à un type relativement musclé, tatoué de partout, sans un poil sur le caillou … La transition est brutale quand on s’y attend pas. “Ah clairement, c’est franchement pratique. Ça ne fait que quelques années que je me rase la tête, mais ça a changé ma vie. Surtout que ça tient hyper chaud ces machins là.”

“Oh oui, vive le café ! En vrai, j’me lève relativement tôt en soi, juste en décalé. J’ai jamais été un gros dormeur, non plus.” Ce qui est relativement pratique pour quelqu’un qui bosse de nuit, ça te permet de ne pas dormir toute la journée et d’avoir quand même un semblant de vie normale, au moins l’après-midi. Comme par exemple emmener ton lézard chez le vétérinaire, faire des courses, ou justement, aller faire du sport. “Ouais, j’y vais souvent dans l’après-midi, y’a peu de chances qu’on se croise en effet.” L’avantage étant que du coup, t’y vas quand tout le monde travaille, ce qui t’accorde une certaine tranquillité. “Mais on pourrait essayer une fois d’y aller ensemble, genre un week end, ça pourrait être fun pour une fois d’y aller avec quelqu’un.” En général, t’y vas seul, ce qui ne te dérange absolument pas, mais un peu de compagnie de temps en temps, y’a rien de tel pour booster un peu la motivation. Puis, alors que tu ne t’y attendais absolument pas, il fait une remarque qui manque de te faire recracher ta bière. De … heiin ?! Est-ce ton esprit mal tourné ou cette question est étrange ? Tu lèves un sourcil moqueur tandis que tu vois le visage de ton ami changer au fur et à mesure qu’il réalise ce qu’il vient de dire. Il s’empresse d’essayer de se rattraper, mais c’est trop tard. T’as bien entendu, et tu risques de le taquiner avec ça pour le restant de ses jours. “Ouais, ouais, c’est ce qu’on dit hein !” Tu ne peux t’empêcher de le charrier un peu, c’est bien trop tentant. Qui es-tu pour ne pas attraper les perches que l’on te tend ? “Mais en vrai oui, surtout que j’ai fait de la gym pendant toute ma jeunesse ... ‘’ En vrai, t’es largement plus aussi flexible que tu ne l’as déjà été, mais t’as quand même de beaux restes. Ce qui est plutôt utile pour impressionner le public sur scène. Et ça te maintient en forme malgré ton grand âge. “Aah t’as bien raison ! Mais je peux te dire que pour moi, c’est la meilleure décennie de ma vie !” C’est la quatrième, et les trois précédentes ont toutes été majoritairement marquées par un profond mal être. Surtout les deux premières. Et si celle dans laquelle tu te trouves actuellement n’est pas parfaite, elle n’en reste pas moins la plus agréable de ta vie jusqu’à présent.

La conversation dévie ensuite vers les animaux, et la mention des mygales de ta collègue semble rebuter ton ami autant que toi. “Moi je juge. Faut être complètement timbré pour avoir ces bestioles chez soi volontairement.” Tu frissonne rien que d’y penser. Comment peut-ont avoir envie d’avoir chez soi des machins monstrueux et dangereux ? Aucun intérêt. Très vite vous en venez à causer de vos propres bestioles, conversation drôlement plus intéressante s’il en est. Aedan s’extasie devant les photos de Trish, et tu fais vite de même avec celles de son chat. Vous avez un peu l’air de deux mèmères en train de gagatiser sur vos animaux de compagnie, mais t’as absolument pas honte. Les animaux sont tellement meilleurs que les humains, ils méritent bien un peu de reconnaissance. “Aaah, tu m’étonnes, c’est quelque chose, les chats ! Ca fait longtemps que tu l’as ?”