La patience est une vertue •• Mateo

La musique de la radio diffusée dans l’appartement parvient faiblement aux oreilles de Mateo. Aujourd’hui, c’est journée rangement et le moins que l’on puisse dire c’est que son appartement en a bien besoin. Assis en tailleur sur le sol de sa chambre quelques boites et un bordel sans nom autour de lui, c’est l’heure du grand tri. Des tas de souvenirs et de vieilleries se sont amassées depuis des années alors il ne sait pas trop par où commencer. Des tas de babioles récupérées au cours de son long voyage autour du pays jonchent le sol. Des vêtements usés sont étalés sur son lit. Tendant un short devant ses yeux, il réfléchit à l’éventualité de le reporter un jour quand du bruit à l’entrée de sa chambre attire son attention. Sa peluche lapin dans les bras, Tom observe tout ce qui l’entoure avant de reporter son attention sur son père. « Tu fais quoi ? » Sa petite bouille blonde adorable a le don d’arracher un sourire à Mateo. « Je range, tu veux m’aider ? » Le petit garçon hoche vivement la tête et recherche à son tour par quoi commencer. Attendri, l’australien reste quelques secondes à le regarder avant de reporter son attention sur le short posé finalement sur ses genoux. Cependant, le petit Tom ne tarde pas à se manifester de nouveau. Assis non loin, son lapin sous le bras, il est en train de feuilleter un vieil album photo. « Papa, c’est qui lui ? Et lui ? » Son petit doigt posé sur le visage d’un homme familier pour Mateo, il relève la tête vers son père. Jetant un bref coup d’œil de là où il se trouve, ce dernier constate bien vite qu’il est trop loin pour pouvoir répondre à sa question. Alors il se redresse et avance jusqu’à lui. N’est-ce pas l’occasion de faire une pause dans son tri et de ressasser un peu le passé ? « Ce sont mes frères, tes deux tontons. » Perplexe, le gamin fronce les sourcils. « Oh. » Bien sûr qu’il ne comprend pas puisqu’il n’en connait qu’un sur les deux. Sentant les explications inévitables, Mateo s’assoit de nouveau par terre et attrape Tom pour l’installer sur ses genoux pour qu’il puisse feuilleter l’album tous les deux. « Lui, c’est tonton Josh que tu connais. Et lui, c’est Max mais il est au ciel maintenant. » Le petit garçon hoche la tête, parfaitement conscient de ce que cela signifie. L’enfance de Mateo était somme toute plutôt banale. Des parents aimants, une fratrie de trois garçons et lui se retrouvant entre les deux autres. L’enfant du milieu. Ils ne roulaient pas sur l’or mais ils n’avaient pas à se plaindre. Les gamins Redfield n’avaient pas les derniers jouets à la mode, ils préféraient jouer au ballon dans le jardin, construire des cabanes avec leur père ou se promener en forêt à la recherche de champignons quand la saison le permettait. Une vie simple mais amplement suffisante. Ses parents lui ont inculqué des valeurs qui l’ont toujours suivi et qu’il a lui-même transmises à son fils. Une adolescence sans encombre ou presque, parce que l’école et les études, ce n’était pas trop son truc. Il n’était pas mauvais mais ses notes n’avaient rien de très brillantes. Il avait tendance à préférer sortir, à s’intéresser aux filles plutôt qu’à son avenir professionnel. Et puis, l’année de ses dix-huit ans, il a perdu son frère aîné, victime d’un accident de la route qui s’est révélé fatal. Un coup dur pour la famille, bien évidemment. D’autant que les trois frères ont toujours été proches.

Tommy continue de tourner les pages pour examiner avec attention toutes les photos qui apparaissent sous ses yeux. Sur l’une d’elle, son père pose sur sa moto. Sur une autre, il se trouve dans le bayou près de la Nouvelle Orléans. Quelques pages après, son frère et lui sont devant le grand canyon, dans l’Arizona. Les photos sont magnifiques et les paysages qui défilent sous les yeux ébahis de Tom sont splendides. Après la mort de son aîné, Mateo a eu un mal fou à choisir quoi faire de sa vie. Plus jeunes, les frères Redfield adoraient passer du temps avec leur père dans le garage de la maison familiale, à bricoler principalement et à apprendre les rudiments de la mécanique. Quand Max est parti, son cadet s’est quelque peu perdu dans ses rêves d’avenir. Plus rien n’avait réellement de sens. Il eut un déclic un soir, alors que tous étaient attablés pour le repas et qu’un reportage sur les plus beaux paysages du pays passait à la télé. Une remarque de son petit frère l’a alors fait réfléchir de longues secondes. « Ça doit être trop bien de parcourir la route 66 à moto ! » Les mots ont tourné en boucle dans son esprit avant de lancer un « Et pourquoi on ne le ferait pas ? Qu’est-ce qui nous en empêche ? ». A ses mots, le silence s’est installé avant que leur père ne le rompe pour les encourager à le faire. L’idée a germé dans l’esprit de Mateo et de son petit frère jusqu’à devenir un projet, un objectif à réaliser. Pour ce faire, il a commencé à travailler pour mettre de l’argent de côté pour passer le permis et acheter une moto par la suite. Josh a fait de même en atteignant la majorité. C’est ainsi qu’après quelques années de dur labeur, les deux frères, fin prêts, se sont lancés à l’assaut des routes du pays avec pour seul bagage, un sac à dos chacun. La vie sur les routes, la vraie. Pas une fois ils n’ont dormi dans un hôtel. Dans le pire des cas, ils dormaient à la belle étoile. Sinon, chez les habitants lorsque ceux-ci étaient suffisamment généreux pour les héberger le temps d’une nuit. Au cours de ces nombreuses années à voyager à travers le pays, les frères Redfield ont fait beaucoup de rencontres, certaines plus mémorables que d’autres. Des anecdotes, ils en ont des tonnes. Parfois, ils s’établissaient dans une ville pour une durée un peu plus longue allant de quelques semaines à plusieurs mois. Rendre des services permettait de gagner un peu d’argent quand les réserves s’amenuisaient. Quoi qu’il en soit, ils se sont toujours démerdés pour subvenir à leurs besoins en toute légalité.

Tommy continue de tourner les pages, s’émerveillant à chaque fois que son père apparait devant ses yeux, jamais avec la même coupe de cheveux. L’une d’entre elle finit par attirer son attention un peu plus que les autres. Sur celle-ci, une femme embrasse Mateo sur la joue et ses bras encerclent son cou. « C’est maman ? » Mat dépose un bisou sur la tête de son fils. « Oui Tommy. » Le petit garçon n’a pas énormément de souvenirs d’elle. Tessa, l’australien l’a rencontré à un tournant de sa vie, en 2013. Un retour forcé à Washington pour son frère et lui suite au cancer déclaré de leur mère. Impossible pour les fils Redfield de rester loin de leur famille dans cette épreuve à venir. Les traitements étaient lourds et cette mère de famille avait besoin d’un maximum de soutien de la part de ses proches. Une année dans la tourmente pendant laquelle Tess a croisé le chemin de Mateo. Le courant est très vite passé entre eux et elle est devenue un pilier nécessaire en ces temps difficiles. A tel point qu’ils ont entamé une relation plutôt vite. A peine quatre mois après leur rencontre, ils filaient déjà le parfait amour. Entre temps, l’état de la mère Redfield se stabilisait, passant par des phases de récession plutôt optimistes. Tess et Mat s’installent ensemble et accueillent en 2015 le petit Tom. A la seconde où le père de famille a tenu dans ses bras, il a su qu’il n’aimerait jamais personne d’autre aussi fort que ce petit être. A peine posa-t-il ses prunelles sur la petite tête blonde qu’il en tomba littéralement amoureux. Un bonheur sans tâche. Ou presque. Un jour en particulier restera à jamais gravé dans son esprit. Il s’en souvient comme si c’était hier.

Journée de travail éprouvante. Mateo est éreinté. Il travaille d’arrache-pied pour subvenir aux besoins de sa famille. Ils peinent à joindre les deux bouts et il se tue littéralement à la tâche. Le matin, Mat doit se lever si tôt qu’il ne voit pas son fils. Quand il rentre le soir, le petit est sur le point de se coucher. A un an, Tom doit forcément se coucher tôt. Cependant ce soir, Mateo rentre de bonne heure, plus tôt que prévu. Avec un peu de chance, il pourra manger avec Tess et leur fils. En avançant dans l’immeuble, il récupère le courrier que sa chère et tendre a dû oublier de récupérer. Trop fatigué pour monter les escaliers, il décide de prendre l’ascenseur et le temps de la montée, il jette un œil aux lettres qu’ils ont reçu. L’une d’elle provient du propriétaire de l’immeuble. Curieux, l’australien déchire l’enveloppe pour y lire le contenu. La stupéfaction remplace bien vite la curiosité. Un rappel de facture impayée. Ce n’est pas lui qui gère les comptes mais il ne se souvient absolument pas que Tessa ait mentionné le moindre loupé dans le paiement de leur loyer. Bien décidé à lui en toucher deux mots, il rentre dans son appartement, étrangement silencieux. La télé n’est pas allumée, personne en vue. Peut-être sont-ils dans la chambre ou la cuisine ? Il dépose son sac dans l’entrée et sans lâcher la lettre des mains, il se rend tout d’abord dans la cuisine et arpente finalement les différentes pièces de l’appartement à leur recherche. Il tombe en premier sur son fils, dans son bain, seul. Horrifié de constater que sa conjointe laisse leur fils d’un an seul sans surveillance dans une baignoire remplie d’eau, il lâche tout ce qu’il tient dans ses mains pour s’agenouiller auprès de Tom. Ce dernier semble bien s’amuser à jouer dans l’eau mais l’inquiétude – et la colère montante – de son père sont palpables. Mateo n’est pourtant pas le genre à s’emporter facilement. « Coucou mon petit cœur, où est maman ? » Bien sûr, le petit garçon se contente de répéter maladroitement ses mots avant de se reconcentrer sur ses jouets. Le père Redfield glisse ses doigts dans l’eau pour vérifier la température et découvre avec horreur et agacement qu’elle est presque froide. Depuis combien de temps Tom joue-t-il là dedans sans surveillance ? « Allez il est l’heure de sortir, tu vas attraper froid Tommy. » Pour preuve, le gamin commence à claquer des dents. Délicatement, il attrape son fils pour le sortir de là et il récupère une serviette pour l’enrouler dedans et le sécher. Enfin, il l’aide à enfiler son pyjama. Afin de le réchauffer davantage il le prend dans ses bras pour le serrer contre lui et il quitte la pièce, à la recherche de la coupable qui ne va pas passer un bon quart d’heure. C’est derrière l’écran de l’ordinateur qu’il la retrouve, encore. Tess y passe littéralement sa vie. Mateo n’est jamais là pour le constater parce qu’il se tue au travail mais la mère de famille a développé une addiction pour les écrans et surtout pour les jeux d’argent en ligne. « Ça va, tu t’amuses bien ? » Le ton est sec mais Tessa ne se retourne pas pour le regarder. « Oh, tu es déjà rentré ? » Agacé par son comportement, il s’approche pour jeter un œil à ce qu’elle fait. Elle joue visiblement au poker en misant LEUR argent réel. L’illumination le frappe alors et les pièces du puzzle s’emboitent. Voilà où passe son salaire. Voilà pourquoi leur loyer n’est pas payé. Sentant la colère monter et ses muscles commencer à trembler, il quitte la pièce un peu précipitamment pour aller déposer son fils dans sa chambre. Souriant tant bien que mal, il invite le bambin à jouer avec ses jouets pendant quelques minutes et il quitte la pièce en refermant la porte derrière lui. L’heure de la confrontation a sonné. Mateo hausse le ton et Tess peine à se défendre. Elle est fautive sur toute la liste et son irresponsabilité lui explose en pleine tête lorsqu’elle avoue ne pas avoir constamment le temps de surveiller leur fils. Un comble pour ce papa poule. Une violente dispute éclate, tout est remis en cause, même leur couple. Pour la sécurité de son enfant, il oblige Tessa à quitter l’appartement dans les jours à venir. Il refuse qu’elle reste sous son toit. A la suite de cette rupture houleuse, la jeune femme a rejoint un centre pour combattre sa dépendance. Depuis, elle n’a jamais revu son fils. Ses seuls contacts avec son père se font par téléphone.

Tommy tourne de nouveau les pages et cette fois sa petite bouille apparait sur les photos. Il est tout content de se voir enfant et son sourire ne fait qu’agrandir celui de son père. Affectueusement, Mateo ébouriffe les cheveux de Tommy lorsque celui-ci arrive à la dernière page en se plaignant que c’est déjà fini. « Et oui mon cœur, on est arrivé au bout. Maintenant il faut ranger, la pause est finie. » Déposant un nouveau baiser dans ses cheveux, il se libère pour se relever. Tom en fait de même, serre son lapin contre lui et regarde autour de lui. « Pourquoi tu fais du tri ? » Debout sur ses appuis, Mateo dépose l’album dans un carton. « Parce qu’il ne faut pas vivre dans le passé mais aller de l’avant. » Bien sûr, le gamin ne comprend pas vraiment ce qu’il raconte. Son air perplexe arrache un rire à son père. « Et si on allait se promener plutôt ? Il faut beau. » Aussitôt le mot magique prononcé, le sourire de Tom illumine son visage. « Oh ouii ! On peut aller au parc ? Et manger une glace ?? » Impossible de lutter, n’est-ce pas ? « Vendu ! » Et tous deux quittent la chambre, la bonne humeur affichée sur les traits de leurs visages. Le rangement attendra, il y a des priorités dans la vie.