( esmée ) radio gaga

L’été. L’enfance heureuse, les jeux partagés avec Connor puis avec les autres membres de la fratrie, les rires, les caprices. La confiture sur les doigts, les genoux en sang. Tu avais eu tout ça et bien plus. Tu avais eu une enfance digne de ce nom, jamais tu remettrais cela en cause. Vous étiez une famille, avec ses hauts et ses bas. Toi, dans tout ça, tu étais celle qui s’aventure, celle qui court après son frère, celle qui a un regard avide sur le monde. Tu as toujours été curieuse. Il te fallait tout tester, tout comprendre. Ce qui t’échappait te mettait en colère. Et ces colères n’ont jamais été légère. Certains diraient que tu étais mal élevée mais ce n’était pas le cas. Tu avais seulement un caractère bien trempé et une détermination à toute épreuve. Petite déjà, tu étais exigeante avec les autres et bien plus encore avec toi. C’était étrange à voir chez une enfant si jeune mais tu avais toujours cette insouciance et cette capacité à t’illuminer en une seconde alors on oubliait le démon que tu pouvais être par moment. Tu as toujours pu compter sur Connor, ton aîné, ton allié de toujours. De toute la fratrie, il était celui dont tu étais le plus proche. On vous a souvent pris pour des jumeaux et tu en jouais, facétieuse. Il était le seul à qui tu disais tout, tout ce qui te traversait la tête, tout ce qui te traversait le cœur, sans peur ni crainte aucune. Jamais il ne te jugeait.

L’automne. La sortie douloureuse de l’enfance, comme un deuxième accouchement, un accouchement forcé. Tu avais beau avoir les yeux grands ouverts sur le monde, tu avais toujours ton innocence d’enfant. Alors tu n’avais pas compris tout de suite, pour les regards et les remarques de certains garçons, de certains hommes avaient commencé à te mettre mal à l’aise. Tu n’avais que 13 ans et tu n’étais pas à l’aise dans ton corps. Mais ce corps, tu en venais presque à le détester tant on le sexualisait sans que tu puisses rien y faire. On lorgnait sur tes seins naissants, on te faisait des remarques sur tes lèvres qui invitaient au baiser, à plus encore. La nausée. Toutes ces intentions non sollicitées te rendaient malade, aussi bien physiquement que mentalement. Mais tu étais forte, beaucoup trop forte pour t’effondrer. Alors tu avais choisi le combat, l’affrontement. Tu étais devenue sauvage, te protégeant de tout et de tous comme une lionne qui défend ses petits. Tu n’avais jamais vraiment dit ce qui n’allait pas, si ce n’est à Connor. Tu ne voulais pas qu’on te plaigne, tu ne voulais pas qu’on te défende. Tu étais à même de te défendre seule, c’était comme ça que tu avais toujours tout géré. RIP ton innocence, RIP ton insouciance. On t’avait imposé cette situation, imposé de grandir trop vite, imposer des regards et des comportements… Et tu n’étais pas prête à pardonner aux autres d’avoir fait une chose pareille.

L’hiver. Tu as vécu l’adolescence comme un calvaire. Tes relations aux autres en ont pâti. Tes relations avec ta famille, tes relations au lycée. Le point culminant avait été cette altercation que tu avais eu à une soirée avec ce type de ton bahut. Connor n’était nulle part en vue, et c’était sans doute l’opportunité qu’attendait ce type. Il t’avait fait des avances, lourdes et agressives, et quand tu n’avais pas réagi comme il le voulait, il était devenu violent dans ses propos et dans ses gestes. Il avait fallu l’intervention de Callum pour te sortir de là. Vous n’aviez jamais fait plus que vous croisez jusqu’à ce jour mais il n’avait jamais quitté ton côté après ce soir-là. Il s’était immiscé dans chaque strate de ta vie et de ton cœur. Tu étais tombée aveuglément amoureuse de lui. Tu avais l’impression qu’il te comprenait, il t’encourageait toujours à te surpasser, à affirmer tes idées et tes sentiments, à être toujours plus indépendante. C’était ce que tu cherchais. C’était ce que tu pensais vouloir, tout du moins. Tu n’avais pas vu que tu avais mis le doigt dans un engrenage où tu étais en train de te perdre toi-même aussi bien que tes proches. Il se dressait comme un mur entre toi et le monde, faussement protecteur. Mais tu l’aimais, tu ne voulais pas voir qu’il te coupait de toi, de ta famille, il avait même réussi à distendre le lien entre Connor et toi, le lien entre Abigail et toi. Abigail. Elle qui avait toujours été ton amie la plus proche, ta confidente, ta complice. Et pourtant, tu avais laissé Callum ternir tout ce que tu avais. Tout le temps de votre relation, il avait duré, il s’était évertué à être le centre de ton existence et à détruire tout ce qui se trouvait autour de toi. Tu as refusé de voir ce qui n’allait pas pendant si longtemps…. Et puis un jour, alors qu’il s’était opposé à ce que tu ailles à Columbia, sous prétexte que lui ne comptait pas rester à Washington après le lycée. Impossible de savoir pourquoi ça, plus que le reste, avait été la goutte d’eau mais ce jour-là, tu avais appelé ton frère à l’aide et tu l’avais supplié de te venir en aide. Connor n’avait pas hésité une seule seconde.

Tu avais cru remonter la pente. Tu n’étais qu’une élève de terminale après tout. Résiliente. Tu avais l’avenir devant toi. Ce qui avait été cassé n’était pas irréparable. Tu avais faim de t’en sortir, faim de dépasser ces épreuves, d’aller de l’avant. Mais l’Univers était revenu te mettre en coup derrière la tête. L’annonce de l’inculpation de ton père avait sonné le début du nouveau déclin. Tu ne t’étais pas posée éternellement des questions. Tu avais pris un petit boulot pour aider à mettre du pain sur la table. Tous les comptes de vos parents étaient gelés jusqu’à la fin de la procédure, tu as fait ce que tu devais faire pour soulager ta mère. De fougueuse, tu t’étais faite méthodique et organisée. Il fallait veiller à ce que chacun ait ce qu’il lui faut, à ce que le budget tienne, à ce que chacun ne s’effondre pas. Tu avais mis toute ton énergie à faire ta part, et plus encore. Car si tu voulais espérer à la fac, il allait falloir que tu décroches en boucle. Mais il n’était pas question de tourner le dos à ta famille qui avait besoin de toi plus que quiconque. Cette épreuve a colmaté les brèches, juste à temps pour que le coup de grâce ne vous atteigne : le suicide de votre père. Ne pas craquer. Tu t’étais refusée à craquer. Pourtant tu avais envie de hurler. Mais tu ne pouvais pas. Tu te devais d’être là. Connor et toi vous avez fait front, vous avez suppléé votre mère, anéantie. Il fallait veiller à ce que les filles s’en sortent aussi. Elle était plus jeune que toi après tout. Mais tu ne pouvais faire cette voix dans ton cœur qui te disait que ton père avait été la victime d’une machination et qu’il n’était pas responsable. Connor aussi en était convaincu. Alors vous vous êtes faits une promesse : la promesse de ne pas lâcher tant que la vérité n’aurait pas éclatée.

Le printemps. tu as travaillé dur sur ta santé mentale, sur le bien-être de ta famille, sur tes études. Toute ton existence tournait autour de cette sainte trinité. Tu as travaillé dur pour devenir quelqu’un, pour être reconnu mais tu as refusé de faire cela au détriment de tes proches. Plus jamais tu ne les laisserais derrière toi. Tu avais réussi à arranger les choses avec chacun, et avec Abi. Tu ne savais pas ce que tu aurais fait sans cette fille qui avait toujours été à tes côtés d’aussi loin que tu te souviennes. Tu avais parfois eu le sentiment qu’il y avait encore des cicatrices sensibles ou alors des non-dits mais lâchement tu n’avais pas insisté. Tu avais même peiné à voir qu’elle était tombée dans la drogue. Elle ne t’avait même jamais dit comment elle en était arrivée là mais tu avais fait de ton mieux pour être à la hauteur et l’aider à s’en sortir. C’était le moins que tu puisses faire pour ton amie si précieuse. Elle le valait bien.
A force de travailler et d’efforts quotidiens, tu avais fini major de promo en journalisme et sciences politiques. Mais hors de question pour toi de vendre ton âme au diable pour autant. Tu as continué de développer le site d’informations que tu avais lancé pendant tes années universitaires et tes articles ont fini par taper dans l’œil des grands noms de la presse. Tu as fini par signer un contrat avec le Whasington Post, à condition qu’on ne te demande pas de fermer ton site. Rien n’était plus important pour toi que ta liberté et la quête de la vérité. Et cela ne changerait jamais.