No one's here to sleep •• Sinéad

Les hauts talons de ses bottes claquent et résonnent contre le béton de la rue qu’elle parcourt à vive allure. La tête droite, la démarche assurée, Sinéad a tout de la femme sûre d’elle. Presque un air conquérant sur le visage. Sac à main sur l’épaule, elle se dirige vers son lieu de travail, la détermination brillant au fond de ses prunelles claires. Pourtant, quand on creuse un peu, il s’avère que la belle blonde n’est pas si solide que ça. Certaines personnes sont sujettes à plus de drames que d’autres dans leur vie. Si certains ont une vie rose et heureuse, ça n’a pas toujours été le cas de la mécanicienne. Venue au monde quelques minutes avant sa sœur jumelle, Sin a rejoint une famille composée d’une sœur aînée et de parents aimants. Véritable tornade depuis son plus jeune âge, elle est la version volcanique de Sigrid, l’autre moitié de son âme. Les deux petites têtes blondes sont littéralement l’eau et le feu. Si l’une est douce et plutôt calme, Sinéad est celle qui ne tient pas en place. Curieuse de tout, elle a très vite marché à quatre pattes pour partir à la découverte du monde qui s’offrait à elle. Ce trait de caractère ne l’a d’ailleurs jamais quitté. Plus manuelle qu’intellectuelle, rester devant la télé pour regarder des dessins animés ne l’a jamais intéressée plus de quelques minutes. Son petit plaisir à elle ? Le côté créatif, sportif. Jouer dehors et construire une cabane avec son père était nettement plus intéressant que de rester enfermé à jouer avec des poupées. Un peu garçon manqué, les activités de fille à proprement parlé n’ont jamais eu aucun intérêt à ses yeux. Inutile de lui acheter des poupées ou de la dinette, elle préférait les ballons, les pistolets à eau et les jeux de construction.

C’est à 16 ans que Sinéad connait le premier drame de sa vie, et pas des moindres. Si son adolescence se déroulait sans encombres, à base de sorties et de découvertes de toute sorte que cette période amène dans l’existence de chacun, sa vie a littéralement basculé lors de ce jour funeste. Son père, son héros. L’homme de sa vie. Celui qui lui a transmis cette passion de la mécanique et des belles voitures. Celui avec qui elle aimait passer des heures, penchée au dessus d’un moteur encrassé. Cet homme qu’elle admirait et qu’elle respectait plus qu’aucun autre, son modèle. Il était malade depuis plusieurs années, pourtant il était fort et combatif. Jamais il n’a baissé les bras. A aucun moment, il n’a montré une image négative de lui à ses enfants. Cependant, une volonté de fer n’est pas forcément suffisante. Pourtant en rémission, son cancer s’est révélé finalement plus virulent que jamais. Un malaise alors qu’il se trouvait avec Sinéad dans son garage et la blondinette a hurlé pour appeler sa mère, paniquée de voir son héros s’effondrer subitement sous ses yeux. Les secours n’ont pas tardé à venir et après quelques examens, la sentence s’est révélée sans appel. Le père Sörvik n’avait plus que quelques jours à vivre. Sur son lit d’hôpital, il a tenu à parler une dernière fois avec chacun des membres de sa famille. Lorsque Sin est entrée dans sa chambre, son visage était déjà rougi par ses larmes intarissables. La peine se lisait aisément dans le regard de son père lorsqu’elle s’est assise à son chevet pour attraper sa main et la serrer dans la sienne. La petite blonde n’est pas parvenue à articuler grand-chose tant sa gorge était nouée et son cœur meurtri. Un adieu déchirant qui l’a marqué à vie. Voir la chute de son modèle l’a anéanti et malgré tout, ses derniers mots resteront à jamais ancrés dans son esprit. « Sois forte ma fille, vis ta vie comme tu l’entends et ne laisse personne se mettre en travers de ta route. » Un faible sourire aux lèvres, il a glissé sa main dans sa chevelure dorée et c’est à ce moment qu’elle s’est effondrée. Avant de sortir de la pièce et de laisser la place à son petit frère, elle lui a fait la promesse de finir de retaper cette vieille voiture qu’ils avaient commencé à réparer ensemble. Une impala de 1967 que Sinéad bichonne encore aujourd’hui.

La mort du père Sörvik a chamboulé la vie de la petite famille. Chacun vivait son deuil à sa façon. Sinéad pour sa part est littéralement partie en vrille. La peine était tellement écrasante qu’elle s’est mise à boire pour la dissiper. A seize ans, pas facile de se procurer de l’alcool alors elle n’a pas hésité à faire appel à des amis plus âgés ou à jouer de ses charmes auprès d’inconnus à l’entrée des bars. Tous les moyens étaient bons pour parvenir à ses fins, qu’importent les moyens utilisés. Après l’enterrement, elle a littéralement disparu des radars de sa famille, squattant chez des potes ou chez des hommes qu’elle séduisait pour une nuit. Une vie de débauche pour oublier cette tristesse qui la dévorait jour et nuit. Elle a même provoqué quelques bagarres sciemment pour se défouler. Sinéad na jamais eu froid aux yeux, dans quelque domaine que ce soit. Son meilleur ami s’est également montré présent pour elle, pendant cette période noire afin de l’aider à surmonter cette épreuve. Cet événement les a davantage rapprochés puisqu’il a partagé l’un des secrets de sa vie. Lui aussi a perdu l’un de ses parents par le passé. Nicholas a su trouver les mots justes et grâce à lui, la suédoise est enfin rentrée chez elle pour leur donner signe de vie. Evidemment, sa mère s’est affolée en voyant sa fille rentrer avec des bleus et des plaies sur le visage. Se battre à mains nues, ça laisse des traces.

Sin s’est toujours évertuée à suivre le dernier conseil de son père, « vis ta vie comme tu l’entends ». Elle n’a pas vraiment fait d’études après le lycée, elle s’est plongée corps et âme dans la mécanique, bossant par-ci par-là dans quelques garages. En tant que secrétaire dans un premier temps mais elle n’a jamais pu s’empêcher d’aller mettre son grain de sel du côté des mécanos. Si certains lui accordaient peu de crédit parce qu’elle n’était qu’une femme, d’autres ont rapidement été impressionnés par ses connaissances. Pas d’études ou de formation à son actif, juste une passion que son père lui a transmise. Sinéad a également pas mal voyagé dans sa vie, nomade dans l’âme, son passe-temps préféré est d’enfourcher sa moto et de laisser sa bécane la guider où le vent la mène, sans rien prévoir. Simplement partir à la découverte de son pays. Peu désireuse de laisser sa famille trop longtemps et notamment sa mère qui ne s’est jamais réellement remise de la perte de son mari, ses voyages ne dépassaient jamais plus de trois mois. Ses séjours l’ont déjà menée au Canada, au Mexique mais également à ses racines en Europe, notamment en Irlande et en Suède où elle a rendu visite à de la famille un peu plus éloignée. Sinéad c’est une baroudeuse qui a besoin de voir du pays et qui a du mal à rester sur place bien longtemps.

Des voyages qui l’ont amené en Louisiane où elle est restée plusieurs semaines. Petit coup de cœur pour la région, elle est rapidement tombée sur un bar de bikers plutôt sympathiques. Son bagout et sa facilité à sociabiliser lui ont permis de se faire une petite place dans leur bande assez vite. Parmi eux, Kieran, un beau brun avec qui elle a joué au chat et à la souris pendant quelques jours. Un bon feeling partagé très vite, ils n’ont cessé de se tourner autour, chaque soir avant de finir dans le même lit. La vie est trop courte et Sin n’est pas le genre de femme qui résiste longtemps parce qu’il faut profiter de chaque plaisir de la vie. Elle peut s’arrêter si vite, elle en a fait l’amère expérience dans sa famille. La passion les a consumé tous les deux. Pendant un mois, ils ont profité de la vie tous les deux et de tout un tas de plaisirs simples. Balades à moto, pique-niques improvisés, baignades non prévues et forcément des nuits passées ensemble. Pas de mot sur leur relation. Dans la tête de Sinéad, ce n’est qu’une amitié avec un bonus non négligeable. Après tout, elle n’était que de passage, sa vie se trouvait à Washington. Une sorte de conquête de vacances, sans avenir envisageable. Un amusement de passage, rien de plus. Pourtant, elle s’est attachée à cet homme, bien plus qu’elle ne l’aurait imaginé. Avec lui, tout allait très vite. Trop vite. A tel point qu’elle est tombée enceinte. Un bébé surprise, ça, ce n’était pas prévu. Un peu comme avec tout ce qu’il se passait avec lui. En découvrant sa grossesse, elle a paniqué, évidemment. Comment élever un enfant avec un mec qu’elle connaissait si peu, finalement ? Pendant deux jours, elle a disparu des radars. Embarquée sur sa moto, elle a fait le tour de la Louisiane pour réfléchir. Que faire ? Avorter ? Lui dire ? A presque 35 ans, ce serait bête de passer à côté des joies de la maternité, non ? Alors, elle s’est résolue à aller lui dire. Elle est revenue à la Nouvelle-Orléans et sans frapper elle est entrée dans l’appartement de Kieran, résolue à lui annoncer la nouvelle. Evidemment le stress était au rendez-vous. Comment allait-il le prendre ? Alors qu’ils se connaissent à peine. Malheureusement pour elle, c’est endormi dans son lit à côté d’une femme qu’elle le trouve. Ils ne sont pas en couple, il ne lui doit rien. Pourtant, le voir assoupi à côté d’une autre lui a serré le cœur. Sa respiration s’est coupée, sa tête s’est mise à tourner mais c’est un bouquin qu’elle a attrapé pour lui jeter à la tête. Blessée, vexée, Sinéad s’est alors énervée et l’orage a éclaté. Kieran n’a pu lui donner aucune explication puisqu’elle s’est braquée. Impossible de communiquer avec elle. Dans l’énervement, la vérité sur sa grossesse a éclaté et c’est sans se retourner que la tornade a quitté l’appartement en claquant la porte. Pas de temps à perdre, elle a récupéré sa moto pour retourner chez elle, à Washington, un futur bébé dans le ventre et le cœur en morceaux.

Loin des yeux, loin du cœur comme on dit. Sin a eu du mal à tourner la page, surtout en portant son enfant. Pourtant, il a bien fallu. Sa jumelle étant en Suède à cette époque, elles passaient leur temps à communiquer via skype principalement. Sigrid a toujours été un soutien sans faille, même malgré la distance. D’autant que les Sörvik allaient accueillir une nouvelle tête blonde dans la famille. De quoi réchauffer les cœurs. Aout 2019, cinq mois de grossesse, presque la moitié. La prochaine échographie révélerait le sexe de son bébé. Dans les deux cas, elle avait déjà le prénom. Siobhan pour une fille. Emrys pour un garçon. Avec Poppy, ils avaient déjà commencé à acheté des vêtements pour la naissance et quelques jouets et peluches pour nouveaux nés. Tout n’était pas encore prêt mais Sin se faisait une joie de devenir maman, d’autant que son ventre arrondi commençait à se voir, sous ses vêtements. Chaque soir lorsqu’elle regardait la télé dans son canapé, elle avait pris le réflexe de caresser son ventre, débordant déjà d’amour pour ce petit être qui grandissait bien au chaud en elle. Un bonheur qu’elle touchait du bout du doigt… Une nuit, de violentes douleurs l’ont réveillé en sursaut. Des contractions ? Non, pas déjà. C’est bien trop tôt pour ça. Fébrile, la panique l’a immédiatement submergée. Quelque chose clochait, impossible d’en douter. Surtout qu’en allumant la lumière, elle s’est rendu compte qu’il y avait du sang dans son lit et le long de ses cuisses. Par réflexe, elle a appelé son frère, le seul membre de sa famille à proximité. En peu de temps, elle s’est retrouvée à l’hôpital et la sentence s’est révélée sans appel. Une fausse couche. Son bébé est mort. Abasourdie, elle n’a pas réagi lorsque les médecins le lui ont annoncé. Il lui a fallu quelques minutes avant de fondre en larmes. Quelques minutes avant de réaliser que ce petit être qu’elle aimait déjà à la folie ne pousserait jamais ses premiers cris. Un déchirement. Une part d’elle qui est morte avec lui. La peine était tellement immense qu’elle est restée cloitrée chez elle pendant une semaine entière. Inconsolable. Ses proches se sont montrés présents pour elle et Sigrid a même quitté la Suède pour revenir auprès de sa jumelle pour la soutenir dans cette nouvelle épreuve de la vie. Un nouveau coup dur pour les Sôrvik qui ne sont décidément pas épargnés.

Remonter la pente s’est avéré compliqué par la suite. Elle y est parvenue mais le sujet reste encore douloureux pour elle. Malgré le deuil, elle n’est jamais parvenue à se séparer des vêtements et des jouets qu’elle avait achetés. L’une des peluches, un ourson, est d’ailleurs toujours dans sa chambre, sur sa table de chevet. L’année suivante s’est révélée plus ou moins calme, la vie a repris son cours. Jusqu’au quinze décembre dernier. Un coup de téléphone et une nouvelle fois, le monde s’est effondré sous ses pieds. Sa sœur aînée Dahlia a eu un accident de voiture avec son mari et leur fille, la filleule de Sinéad. Seule la petite a survécu. Un nouveau choc. Une nouvelle tragédie. Le sort arrêtera-t-il de s’acharner sur cette famille ? Difficile de relever la tête. Difficile d’aller de l’avant avec autant de pertes. Pourtant, la vie est ainsi faite. Sin étant la marraine de la petite Soraya, c’est elle qui en obtient la garde et c’est chez elle que la petite blonde vient alors habiter. La vie n’a pas épargné les Sörvik mais même à terre, il faut toujours se relever et aller de l’avant. Parce que chez eux, il n’y a que des battants.

L’âme et le cœur de Sinéad Sörvik sont meurtris. Au plus profond d’elle-même tout est en lambeaux, à peine cicatrisé. Pourtant, c’est avec un sourire sur le visage qu’elle entre dans le garage dans lequel elle travaille. C’est avec bonne humeur qu’elle salue ses collègues et qu’elle se dirige vers les vestiaires pour enfiler sa tenue de travail. Et c’est avec cette même illusion de bonheur qu’elle commence sa journée et qu’elle vit sa vie jour après jour.